Google et Facebook n’ont plus le monopole du ciblage basé sur l’utilisateur. Mais faute d’avoir de la data, leurs concurrents doivent ruser pour proposer une offre efficace.
Dans la guerre que livrent Adobe, Oracle et Salesforce à Google sur le terrain du martech, il est une bataille majeure que le trio entend gagner : celle de l’identifiant unique. Car depuis le lancement d’Audience Center d’Adobe, le rachat de Bluekai par Oracle et celui de Krux par Salesforce, le trio s’est positionné sur le créneau de la data management platform (DMP). Tous ont en effet besoin de permettre à leurs clients de recibler en emailing ou en achat média un internaute passé par leur site, ou de savoir que tel client physique correspond à tel cookie. Problème : sur ce terrain, Google (lui aussi fournisseur de DMP) a une énorme longueur d’avance avec ses millions d’Android ID et ses adresses Gmail. Heureusement pour eux, les éditeurs de logiciels peuvent compter sur un soutien de poids : leurs clients.
Du courtage de données 1st party annonceur
« Adobe, Oracle et Salesforce proposent à leurs clients un deal d’un nouveau genre : laisser leurs algorithmes venir crawler leurs bases de données anonymisées. En échange ils profitent des enseignements tirés par ces algorithmes auprès des autres annonceurs qui ont accepté de participer au programme », note Julien Ribourt, expert big data chez Converteo. Prenons le cas d’un site de petites annonces sur lequel se rend un internaute non logué. « Pour le site, il n’est qu’un cookie. Mais il pourra devenir une ID grâce aux informations d’un autre client qui a associé ce cookie à une donnée loguée », illustre Philippe Kuhn, senior consultant en data chez Adobe. Son groupe a lancé un produit de ce type en Amérique du Nord, baptisé Device Co-op. Les membres de Device Co-op ne s’échangent pas directement les données. C’est Adobe qui joue le rôle de courtier en garantissant à chacun la confidentialité.
La fonctionnalité n’est pas encore proposée en Europe, arrivée imminente du nouveau règlement européen sur la protection des données personnelles oblige. « Nous préférons être sûrs d’être dans les clous de la réglementation avant de nous lancer », justifie Philippe Kuhn. Une précaution que Charles Ravanne, associé chez LineUp 7, ne juge pas superflue. « Le manque d’étanchéité entre les datas des différents clients est un sujet plus sensible en Europe », rappelle-t-il.
Cette mutualisation des données clients est d’abord un moyen pour les géants du SaaS et leurs clients annonceurs de trouver des solutions de ciblage par utilisateur alternatives à celle du duo Facebook-Google aussi omniprésent qu’égoïste. « L’existence des identifiants uniques que proposent ces deux plateformes est essentiellement guidée par l’envie d’optimiser la valorisation de leurs propres actifs médias », estime Julien Ribourt. Impossible en effet d’utiliser le Custom audience de Facebook pour faire autre chose que de l’achat display…
Ainsi, l’avantage pour un annonceur de confier ce chantier de l’ID unique à des solutions neutres et de faire autre chose que de l’activation média. Philippe Kuhn rappelle : « Nous sommes éditeur de logiciels, pas une entité qui fait du business avec de la data, contrairement à Google et Facebook. » Un ADN différent qui n’empêche pas Adobe de revendiquer être plus efficace que Google sur le sujet : « Les taux de réconciliation de Device Co-op dépassent souvent ceux de Google », jure-t-il.
La techno pour compenser l’absence de data
« Faute d’avoir de la donnée loguée, Adobe, Oracle et Salesforce s’appuient sur des algorithmes pour réconcilier pools de cookies et ID uniques », explique Julien Ribourt. Dans cette perspective, deux approches existent. D’abord, celle déterministe qui s’appuie sur des éléments de login. La techno sera capable d’associer une ID aux cookies des utilisateurs logués. L’autre, baptisée approche probabiliste, s’appuie sur l’analyse de comportements de navigation pour réconcilier des cookies navigateurs autour d’un identifiant unique….
C’est à cette dernière approche qu’Oracle a décidé de s’attaquer en mettant la main sur Crosswise, un outil de réconciliation probabiliste cross-device. Son principe : faire tourner l’algorithme sur la donnée de ses clients pour détecter des « patterns » et savoir qu’un cookie Safari X correspond au même utilisateur qu’un cookie Chrome Y. Avec les marges d’erreur qu’une telle méthode entraîne… « On est encore aux débuts de l’approche probabiliste, elle reste encore un complément de l’approche déterministe », estime Pierre Fournier, associé au sein du cabinet spécialisé en conseil big data, Artefact.
Des deals 2nd party data entre clients de la DMP
S’ils ne font pas du business de data, Adobe, Oracle et Salesforce ont bien compris qu’ils avaient intérêt à aider leurs clients sur ce sujet. « L’autre grande tendance, c’est le partage de segments de data, dite 2nd party, entre marques », estime Julien Ribourt. Des marques qui passent donc des deals de « gré à gré » avec d’autres clients de leur solution de DMP, une fois qu’ils se sont mis d’accord sur un tarif et les clauses juridiques associées. « C’est particulièrement intéressant pour les annonceurs des secteurs de l’industrie, des assurances et des télécoms. En bref, ceux qui sont associés à des moments de vie. »
Un assureur sera très intéressé par les clients qui viennent d’ouvrir un nouveau compte chez EDF. Qui dit nouveau logement, dit nouvelle assurance habitation… « Nos clients peuvent segmenter leurs audiences de façon à vendre des clusters pertinents à d’autres annonceurs qui les activeront dans le cadre de leurs campagnes display », confirme Philippe Kuhn.
Une offre alléchante sur le papier… mais plus difficile à mettre en place dans la réalité à en croire Pierre Fournier. « Le business model de la data 2nd party est loin d’être éprouvé », estime-t-il. « Les annonceurs surestiment très souvent la valeur de leurs données et en demandent des prix prohibitifs. » Ils peuvent toujours se consoler, lorsque les négociations échouent, en allant acheter de la data 3d party et en l’intégrant directement à leur DMP. Pierre Fournier estime qu’en la matière c’est Bluekai, la DMP d’Oracle, qui s’en sort le mieux. « C’est le métier historique de Bluekai et les intégrations avec la DMP sont sans couture. »
On le voit, les lignes bougent sur le marché de la DMP et de la data. Mais la révolution annoncée n’est pas encore au rendez-vous. Pour Pierre Fournier, « Adobe, Oracle et Salesforce proposent d’utiliser ces identifiants uniques dans des écosystèmes plus vastes et multicanaux… mais qui restent finalement eux aussi fermés. » Ainsi, l’ID d’Adobe ne fonctionne qu’avec sa DMP (Audience Manager), sa solution de tag management, son CMS et ses briques CRM. « On est encore loin de la création d’un standard commun à tout le marché de la publicité », regrette Pierre Fournier. C’est sans doute l’initiative du consortium mené par Appnexus, LiveRamp et Mediamath qui s’en approche le plus. Ce dernier, qui prône justement la mise en place de standards communs d’identification ciblant les utilisateurs, a reçu le soutien d’autres acteurs de poids, comme Index Exchange, OpenX, Rocket Fuel et LiveIntent. Reste à voir si l’initiative survivra aux intérêts particuliers de chacun.